dimanche 15 mars 2015

Les Différents Types de Fin Du Monde : Cosmique Nucléaire Écologique Et Biologique...





LE THÈME DE LA FIN DU MONDE.

Le thème de la fin du monde est aussi ancien que la peur de mourir. Il apparaît tout constitué dans les religions – fort nombreuses – qui développent des mythes « eschatologiques » (c’est-à-dire des récits relatifs à la fin du monde) : l’Apocalypse pour le christianisme, le Chant de la Vola pour l’ancienne religion Scandinave, etc. A ce moment déjà, le thème présente une double face : tantôt la fin du monde – ou d’une partie du monde – est envoyée par les dieux pour punir l’homme de ses péchés (c’est le cas dans le Critias de Platon, prototype des récits sur l’Atlantide), tantôt elle apparaît comme un processus inéluctable, intégré au cycle de la nature comme l’hiver au retour éternel des saisons (c’est le cas dans la Septième Eglogue de Virgile ainsi que dans le Chant de la Vola).

La science-fiction a beaucoup emprunté à ces mythes vénérables, à commencer par l’idée du cataclysme modèle : le déluge. Dans Les Posthumes (1802) de Restif de la Bretonne, il est dû à la fonte des glaces polaires ; dans La Fin du Monde (1830) de Rey-Dussueil, il est dû au passage de la comète de 1832, qui déplace l’axe de la Terre et soulève les océans. Puis les auteurs s’enhardissent et imaginent des catastrophes naturelles variées : chez Edgar Pœ (Conversation d’Eiros avec Charmion, 1839), l’atmosphère de la Terre est empoisonnée par celle d’une nouvelle comète ; chez Gabriel Tarde (Fragment d’histoire future, 1889) et Camille Flammarion (La Fin du Monde, 1893), une offensive du froid provoque une énorme glaciation ; chez Jacques Spitz (L’Agonie du Globe, 1935), la Terre est purement et simplement coupée en deux.


A ces agressions cosmiques menaçant toute la planète, s’opposent des fléaux plus spécialement biologiques s’attaquant électivement à l’homme. Ici encore les précédents ne manquent pas – dont plusieurs des sept plaies d’Egypte – et Mary Shelley extrapole à peine lorsqu’elle raconte dans The Last Man (1826) la fin de l’espèce humaine par la peste. A la fin du XIXe siècle, la découverte des mutations transforme et relance le thème de l’épidémie : dans Une invasion de macrobes (1909) d’André Couvreur, les vainqueurs de l’humanité sont des microbes géants ; dans La Guerre des mouches (1938) de Jacques Spitz, ce sont les mouches devenues intelligentes ; dans Greener than you Think (1947) de Ward Moore, imité par Thomas Disch dans Génocides (1965), ce sont des végétaux très résistants qui envahissent toute la surface du globe et ne laissent aucune place à l’homme.
Jusqu’ici nous avons surtout rencontré des invasions, des agressions, des périls venus de l’extérieur et mettant en scène de nouveaux personnages. D’autres histoires décrivent la fin du monde par manque, par défaillance subite d’une chose ou d’un processus sur lequel nous comptons habituellement. Dès 1800, Malthus prédisait la fin du monde par excédent d’hommes et carence de matières premières. A la même époque, Jean-Baptiste Cousin de Grainville évoquait dans Le Dernier Homme (1805) l’hypothèse selon laquelle le genre humain deviendrait stérile. Ce dernier thème a été souvent repris jusqu’au Barbe-Grise (1964) de Brian Aldiss ; mais c’est surtout le premier qui a donné prise à l’imagination des auteurs, en particulier dans le premier tiers du XXe siècle, où l’humanité a vécu dans l’attente de la grande crise : disparition de l’eau dans La Force mystérieuse (1910) de J. -H. Rosny aîné ; disparition du fer dans La Famine de fer (1913) d’Henri Allorge ; disparition de l’électricité dans Le Grand Cataclysme (1922) d’Henri Allorge encore – un spécialiste – puis dans Ravage (1943) de René Barjavel ; disparition du pétrole dans Le Grand Crépuscule (1929) d’André Armandy. Conformément à sa vocation, la science-fiction s’emploie ici à inquiéter, à suggérer que les fondements les plus sûrs de notre existence sont en définitive aléatoires et fragiles.
Cataclysme par intrusion, cataclysme par stérilité : c’est toujours en fin de compte le cataclysme, le choc, le grand spectacle, l’inspiration apocalyptique de la pythie écumant sur son trépied ou de la vola chantant d’une voix cassée le crépuscule des dieux. Un grand vent passe, qui emporte le monde avec lui et ne laisse pas pierre sur pierre.


A ces visions hallucinées répondent les crépuscules alanguis des prophètes de la mort lente. Ici nous changeons de rythme ; plus de coups de théâtre ni même d’événements, l’humanité s’endort petit à petit, dans une décadence progressive qui peut prendre des millions, voire des milliards d’années. Le principe de Carnot implique à très long terme la disparition des sources chaudes (comme le Soleil) et l’uniformisation des températures dans l’univers ; il représente en somme le Soleil comme un calorifère destiné à s’éteindre après épuisement du combustible (à l’inverse de la théorie plus récente qui prévoit la mort de l’astre dans une explosion du type nova ou supernova). Cette doctrine a été abondamment illustrée par la science-fiction, en particulier dans deux nouvelles de John W. Campbell, Jr., Crépuscule (1934) et Le Ciel est mort (1935). Les variations sur l’entropie n’épuisent d’ailleurs pas le thème du grand crépuscule : The Red Brain (1927) de Donald Wandrei met en scène une poussière cosmique qui éteint les étoiles ; apparue dans notre univers depuis des milliards d’années, elle finira par y anéantir toute vie.

Ici encore, la mort cosmique a son répondant : la mort biologique de l’espèce humaine. Un des grands prophètes de malheur de la science-fiction, H. G. Wells, a maintes fois exprimé, depuis La Machine à explorer le temps (1895), sa conviction que l’humanité est vouée à une lente décrépitude. D’autres auteurs concèdent que l’homme deviendra de plus en plus intelligent, mais que cette quête d’une perfection glacée lui fera perdre jusqu’au goût de la vie : c’est notamment le point de vue de Campbell dans les deux nouvelles citées plus haut et d’Arthur C. Clarke dans La Cité et les Astres (1956). On dirait que le fardeau de l’éternité à vivre est accablant pour l’homme et que je ne sais quelle pulsion l’incite à se rouler en boule et à attendre la mort comme un bienfait. Cette passivité masochiste triomphe dans la science-fiction anglaise, où les disciples de Wells sont légion et où bien souvent les catastrophes lentes ne sont qu’un décor métaphorique accompagnant le déclin du goût de vivre : nous assistons ainsi à une fin du monde par la végétation dans Le Monde vert (1961), par l’inondation dans Le Monde englouti (1962), par le vent dans The Wind from Nowhere (1962), par la sécheresse dans The Drought (1965), par la cristallisation dans La Forêt de cristal (1966). Le premier de ces romans est de Brian Aldiss, les quatre derniers de J.-G. Ballard le grand spécialiste actuel des fins du monde esthétisantes et désenchantées.


Mais si ces fins du monde sont désirées, elles ne sont pas provoquées par l’homme. Une autre catégorie d’histoires, peut-être plus centrales dans le réseau de thèmes de la science-fiction, est celle où l’humanité cause elle-même sa propre perte. Les prototypes religieux – l’Atlantide, le Déluge – ne jouent ici que le rôle d’une toile de fond : ce ne sont plus des dieux qui châtient les hommes, ce sont les hommes qui s’autodétruisent, même si c’est à leur corps défendant. Chez l’humoriste Eugène Mouton, le développement technologique entraîne l’excès de chaleur, qui entraîne à son tour « la combustion spontanée de la Terre et de tous ses habitants » (La Fin du Monde, 1883) ; chez J.-B.-S. Haldane, la domestication des marées ralentit la rotation de la Terre et provoque la catastrophe (The Last Judgment, 1927). Ils sont les ancêtres du mouvement écologique, pour qui la fin du monde est conçue avant tout comme une mort de la nature consécutive au « progrès » de la civilisation.

En matière de casuistique des fins du monde, on atteint un plus haut degré de subtilité avec les histoires où un homme sait qu’il peut déclencher l’holocauste et court le risque en toute lucidité, comme il arrive parfois en temps de guerre. C’est vers 1880, avec la montée des impérialismes, que la science-fiction a découvert le thème de la guerre mondiale, sous des formes parfois caricaturales (le péril jaune !). Le progrès technique aidant, il est devenu évident pour tous que la guerre future utiliserait des armes inédites, et la première partie du XXe siècle est remplie d’histoires où la fin du monde est déclenchée par des apprentis sorciers jouant à la guerre, notamment à la guerre bactériologique : citons L’Offensive des microbes (1923) du « professeur Motus », où les Allemands utilisent dès virus mutants lâchés sur la France dans de petites bombes en verre ; le vaccin ne sera délivré aux Français que s’ils s’avouent vaincus, mais ce vaccin a des défauts et le monde entier, Allemagne comprise, est bientôt frappé à son tour. Et Barjavel de conclure après bien d’autres : « La science, par les forces qu’elle a libérées, détruira un jour le monde » (Cinéma total, 1944).

Dans ce registre, la voie royale est évidemment la guerre atomique. L’énergie nucléaire fait son apparition en littérature dans le Voyage au pays de la quatrième dimension (1912) de Gaston de Pawlowski ; la première bombe A explose – sur Paris – dans The World Set Free (1914) d’H.G. Wells. L’école américaine reprend le thème en lui ajoutant la dimension imaginaire qui lui est propre : La Flamme noire (1935) de Stanley Weinbaum se passe mille ans après la guerre atomique, dans un nouveau Moyen Age né de la catastrophe. La fin du monde est un prétexte à s’échapper sur les ailes du rêve ; on n’y croit pas.

Tout change après Hiroshima : la preuve est faite que les hommes n’hésitent pas à se servir d’une arme monstrueuse, même s’ils s’abritent derrière le paravent de la démocratie. Bientôt la guerre froide et la bombe H viennent fournir à la fois la fin et les moyens de l’holocauste. L’Amérique va vivre dans la peur de la guerre atomique jusqu’au début des années soixante où, après la crise de Cuba, Kennedy et Khrouchtchev entreprennent d’explorer les voies d’un rapprochement. La détente reste fragile, comme le montrent les livres de politique-fiction, dont la mode est caractéristique des années soixante : dans Point-limite (1962) d’Eugene Burdick et Harvey Wheeler, un simple incident technique nous fait frôler la guerre mondiale malgré la bonne volonté des dirigeants. Néanmoins, il y a bel et bien de la bonne volonté, ce qui marque le retour à la bonne conscience et la retombée de la hantise nucléaire.

Depuis lors, la fin du monde est restée à l’horizon, mais la peur écologique est venue remplacer la peur atomique : peur elle aussi très spécifiquement actuelle et qui n’épuise pas les possibilités de la science-fiction, comme le montrent des romans tels que Fin de planète (1927) de Claude Farrère ou Et la planète sauta… (1946) de B. R. Bruss, où l’on voit la pseudo-cinquième planète du système solaire détruite par ses habitants pour former la ceinture des astéroïdes. Mais il fallait choisir. On a remis à plus tard l’indispensable anthologie sur le péril écologique, le thème étant vraisemblablement appelé à de plus amples développements ; le présent volume est centré sur le cataclysme nucléaire, qui est le thème le mieux exploré, celui qui a donné lieu aux variations les plus nombreuses et les plus riches, et aussi aux textes les plus mémorables.

JACQUES GOIMARD.

Histoires de fins du monde (la Grande anthologie de la Science-Fiction)