mardi 10 février 2015

Désir De Catastrophe De Fin Du Monde Et D'effondrement Civilisationnel



LE DÉSIR D’EFFONDREMENT

 

  À ceux qui l’ont vécue dans leur chair et qui en sont morts.

  À ceux qui l’ont revécue dans leur tête et qui en sont morts.

  À ceux qui survivent.

  Au reste qui reviendra.

 

  Vous avez déclaré la guerre, et voilà que l’ennemi est vainqueur. Les gens sont abattus, raides morts ou rangés à genoux, promis à l’esclavage. Les choses mêmes sont à l’envers : statues des dieux renversées et humiliées, maisons pillées, villes saccagées, murailles détruites, forêts rasées, sol retourné pour y semer du sel. Tout est abattu, tout est désespéré.

  Étymologiquement, la catastrophe est le retournement et par suite l’anéantissement. On voit bien pourquoi : la mort est un retournement, peut-être le retournement par excellence. Votre corps est là, ployé, il occupe encore l’espace, mais il a cessé d’occuper le temps ; votre domaine reste le même, à ceci près qu’il n’est plus à vous. La catastrophe, c’est la fin d’une vie, c’est-à-dire la fin d’une guerre totale – ou d’une fiction tragique

Il n’est pas facile de faire la guerre ; il est moins facile encore de la penser. Tuer, on peut à la rigueur ; mourir, on y arrive toujours ; mais mourir tous ? Penser la mort de votre femme, de vos enfants, de votre lignée, de votre langage ? On peut jouer à en rêver ; mais on a du mal à le croire, et d’ailleurs c’est une croyance qui fait mal. Les prophètes d’Israël apparaissent au moment où les conquérants étrangers deviennent menaçants ; ils se disent porte-parole de Dieu (c’est le sens étymologique du mot prophète) et leurs sombres prédictions doivent se lire au second degré : ils dénoncent la politique de leurs rois et annoncent qu’elle mènera à la ruine. Écoutons Isaïe :

 

  Le sol s’abreuve de sang, s’emplit de graisse.

  C’est le jour de vindicte du Seigneur,

  De représailles à cause de Sion.

  Les torrents d’Idumée sont de la poix.

  O poussière de soufre et sol de braise !

  Le sol ne s’éteint jamais, fume à jamais(1).

 

  Mais cette promesse de mort pour la terre est aussi une promesse d’avenir pour les juifs purifiés par l’exil :

 

  Les délivrés reviennent à Sion

  En hurlant d’allégresse sur la route.

  Un bonheur éternel est sur leur face,

  Ils ont la joie : les pleurs ont disparu(2).

 

  Une autre partie du Livre d’Isaïe (vraisemblablement écrite par une autre main) annonce aussi la catastrophe pour l’ennemi vainqueur :

 

  « Elle est tombée, Babel, elle est tombée,

  La face de ses dieux se brise sur le sol. »

  O mon peuple battu, broyé sur l’aire

Voilà ce que ton Dieu m’a révélé. (3)

 

  Ajoutons qu’Isaïe donna à l’un de ses fils le nom de Shear Yashub (« Un reste reviendra »). Ce nom aurait pu servir d’emblème au présent volume ; Isaïe n’est pas pour autant un auteur de S.-F.

  La Grèce a eu son Isaïe en la personne d’Hésiode. S’il n’a pas été inspiré par Yahveh, il l’a été par les Muses, et les chants qu’elles soufflent aux poètes ne sont pas toujours illusoires, comme elles le disent elles-mêmes :

 

  « Nous savons dire des mensonges très semblables au vrai,

  Et nous savons, quand nous voulons, chanter des vérités(4). »

 

  Or, elles assignent à Hésiode une mission précise :

 

  Chanter ce qui sera et ce qui fut avant(5).

 

  Le pouvoir de dire ce qu’il faut, ce sont elles qui le donnent aux rois, pour apaiser les conflits, et aux poètes, pour apaiser les affligés(6). Hésiode remplit sa mission ; les rois manquent à tous leurs devoirs. Dès lors le poète prophétise la vengeance des dieux :

 

  Souvent toute une ville souffre d’un seul pervers

  Qui sombre dans la faute et trame des folies.

  Sur eux, du haut du ciel, Zeus envoie un désastre,

  Peste et famine unies ; les hommes dépérissent,

  Les femmes sont stériles et les maisons s’écroulent(7).

 

  Qui est pervers ? Nous l’apprenons bientôt :

 

  Le peuple doit payer la folie de ses rois(8)
En fait, Hésiode ne parle pas seulement en témoin ; comme Isaïe, il est engagé dans le conflit. Il a perdu un procès contre son frère Persès, celui-ci ayant corrompu les rois qui ont rendu le jugement. Il est blessé au point qu’il écrit un long poème pour conseiller son frère : qu’il travaille sa terre au lieu de convoiter celle d’autrui ; qu’il se choisisse une épouse vierge au lieu de convoiter celle du voisin (ou du frère ?) ; qu’il compte sur l’équité des juges et non sur leur cupidité. Prométhée a volé le feu à Zeus pour le donner aux hommes ; Zeus s’est vengé en leur envoyant Pandore, la femme-robot modelée par Héphaïstos dans l’argile et l’eau. Elle a ouvert la jarre contenant les peines (c’est-à-dire la fatigue et la maladie) et celles-ci se sont échappées ; c’est depuis ce temps-là que les hommes sont voués au travail et à la pathologie. Nous ne sommes pas très loin du récit de la Genèse.

  Alors Hésiode nous assène un grand mythe cosmogonique, qui est aussi – indirectement – un mythe eschatologique. L’histoire tout entière est une longue, une interminable chute. Cinq races humaines se sont succédé au cours des temps. Ceux de l’âge d’or ne travaillaient pas ; ils vivaient comme des dieux ;

 

  Mourant, ils paraissaient succomber an sommeil(9).

 

  À ce bonheur quasi fœtal succéda l’âge d’argent qui est celui de l’enfance. Les hommes de cette époque, pendant cent ans, jouaient dans la maison de leur mère ; puis ils atteignaient la puberté, découvraient la violence, refusaient d’honorer les dieux et mouraient. Alors Zeus créa la race de bronze, celle des jeunes guerriers, et ils s’entretuèrent. La quatrième race fut celle des héros, nés de l’union des dieux et des mortelles, plus justes et plus braves, mais combattant comme leurs aînés avec des armes de bronze, et ils périrent dans de grands affrontements collectifs comme la guerre deThèbes et la guerre de Troie. Du coup les dieux ont maudit les hommes ; le temps est venu de la race de fer, qui est celle d’Hésiode :

 

  Le jour ils souffriront fatigues et misères,

  Et connaîtront la nuit les peurs venues des dieux(10).

 

  Rien d’étonnant : Pandore a refermé la jarre avant que l’espoir ait eu le temps de sortir. Il n’y a pas d’espoir.

  Pourtant Hésiode a un regret. Il aurait préféré mourir auparavant ou exister plus tard(11).

  Plus tard, car l’âge adulte de l’humanité souffrante ne durera pas éternellement :

 

  Mais viendra l’heure où Zeus détruira ces mortels ;

  Il naîtra des enfants couverts de cheveux blancs ;

  Le père et les enfants ne seront plus semblables.

  Aux mortels resteront la peine et la souffrance ;

  Contre le mal, point de recours(12).

 

  Il y a bien là un souffle apocalyptique ; Hésiode ne semble pas désireux de vivre cette agonie, et s’il regrette de ne pas exister plus tard, c’est qu’il postule un au-delà de la catastrophe. Sans doute a-t-il la nostalgie de quelque Éden futur ; peut-être y a-t-il un rapport, perçu ou entr’aperçu, entre l’Éden futur et l’Éden passé.

  Si le futur est le retour du passé, c’est que rien ne se perd et que rien ne se crée : Descartes a raison de dire que l’imagination n’est qu’une faculté de reproduire et les adversaires de la S.-F. ont raison de dire qu’elle n’invente rien. Et peut-être ont-ils raison, en effet : il suffit de considérer le ciel pour s’en convaincre. Le retour quotidien du soleil, le retour mensuel de la lune, le retour annuel des solstices laissent penser que les trajectoires plus compliquées des planètes obéissent à une loi du même genre et que le même reviendra. Lecommencement du monde n’est pas seulement dans le passé, mais dans l’avenir ; et c’est la fin du monde qui justement annonce sa création. Les mythes cosmogoniques, presque partout, ressemblent aux mythes eschatologiques. La description qu’en fait Mircea Eliade(13) permet de repérer, dans le dédale des nuances, deux modes de création dominants : d’abord, une création par extraction à partir d’un océan originel (de loin le plus répandu) ; ensuite, une création par échauffement à partir d’un abîme, d’un vide – ce vide qu’Hésiode appelle le chaos. Les deux schémas correspondent aux deux fins du monde les plus courantes ; simplement, les mythologies en parlent moins parce qu’elles ne sont pas très bavardes sur les fins du monde.

  Présentons cependant quelques traits dominants de ces récits épars. La fin du monde par l’eau, c’est le déluge ; il est mentionné à la fois par la mythologie grecque (où le rescapé est fils de Prométhée), par la mythologie hébraïque et par beaucoup d’autres. La fin du monde par le feu, c’est la conflagration. Nous avons déjà vu le feu au travail dans des catastrophes partielles, au moins chez Isaïe. Héraclite lui assigne un rôle beaucoup plus vaste : « Tout sera jugé et dévoré par le feu qui surviendra(14). » Cette prédiction repose sur un principe : « Il n’y a qu’un monde, qui a été créé par le feu et qui retournera au feu après certaines périodes, éternellement(15). » Ce qui s’explique par une loi physique : « Tout est échange de feu.(16) » Nous épargnerons à nos lecteurs les polémiques des exégètes et suggérerons seulement qu’Héraclite, longtemps avant Carnot, a dû tomber inopinément sur le deuxième principe de la thermodynamique – ou même, pourquoi pas ? sur le big bang.

  Le mystère devient plus épais quand l’eau et le feu sont convoqués ensemble. Selon le Shatapatha Brâhmana, au commencement étaient les eaux ; en s’échauffant, elles déclenchèrent le processus qui aboutit à la naissance du monde. Le Chant de la Vola décrit un processus analogue pour lejour de la fin. Tout commence par un âge de fer qui le dispute à celui d’Hésiode :

 

  Je connais une masse de choses ; je prévois dans un lointain avenir

  La fin du monde et la chute des dieux tout-puissants.

  Les frères se combattront et s’entre-tueront.

  Les fils des sœurs déchireront les liens de parenté.

  La perversité envahit le monde, l’adultère s’étale au grand jour.

  L’homme n’aura plus d’égards pour l’homme(17).

 

  C’est alors que l’eau arrive :

 

  Hrym s’avance de l’est, soulevant les flots devant lui.

  Le serpent du monde se tord dans une rage

  Le monstre fouette les vagues gigantesques.

 

  Voici enfin la chute des astres, qui allume le feu :

 

  Le soleil commence à s’obscurcir, la terre s’abîme dans la mer,

  Les étoiles scintillantes sont précipitées de la voûte du ciel.

  Le feu et la fumée font rage,

  Les flammes vacillantes s’élèvent jusqu’au ciel.

 

  Les mythologies plus savantes s’efforcent de séparer l’eau et le feu. Les astronomes chaldéens théorisent la Grande Année : quand les sept planètes se réuniront sous le signe du Cancer, ce sera le Grand Hiver, marqué par un déluge ; quand elles se retrouveront sous le signe du Capricorne, ce sera le solstice d’été de la Grande Année et l’incendie s’allumera. Cette doctrine, révélée aux Grecs par Bérose, permet à Virgile d’annoncer la fin de l’âge de fer, le renouveau qu’Hésiode n’osait même pas nommer :Déjà comme promis l’âge suprême arrive ;

  Un grand ordre renaît au commencement des siècles(18).

 

  L’espoir du retour à l’Éden fait penser à une autre espérance, celle des chrétiens, qui s’énoncera quelques décennies plus tard. Ils ne partagent pas cette vision du temps circulaire ; pourtant ils envisagent eux aussi un retour du messie à la fin des temps. L’espérance projette toujours un avenir devant elle.

  Ce bref survol de quelques catastrophes mythiques(19) suggère que, par-delà les modalités concrètes du cataclysme (l’eau, le feu ou leurs variantes), on pourrait éclairer les fléaux d’un jour nouveau en les classant selon l’échelle. Certains, partiels, ne frappent qu’une ville, un peuple, ou tout au plus l’humanité entière : ce genre de malheur est généralement interprété comme un châtiment, même si les dieux ne font pas le détail et infligent une même calamité aux innocents et aux coupables. D’autres catastrophes, par un effet de passage à la limite, sont décrites comme une ruine de la nature entière, une fin du monde ou même du temps et des dieux (c’est ce qu’annonce la Vola). Ici l’imagination sort des limites de ce qui peut sembler moralement justiciable : quel destin malin voudrait la mort de tout ce qu’il a créé ? L’intérêt particulier d’Hésiode pour notre propos, c’est qu’il explore presque toute la filière du scandale : d’abord il menace la ville coupable d’une vengeance divine ; puis il annonce le collapsus universel ; enfin il exprime le désir de vivre au-delà de ce collapsus. Ce que Borges appelle « l’intolérable hypothèse grecque de l’Éternel Retour(20) » est en vérité un détour pour assigner une limite à l’intolérable : peu importe que l’ordre du monde soit bouleversé, même radicalement, si nous sommes sûrs qu’un ordre immuable des temps fera revivre tous les morts et toutes les choses passées. Héraclite énonce cette certitude avec la sérénité du physicien, Virgile avec laferveur du croyant ; ils ne se veulent pas affolants mais rassurants.

  Mais tout cela relève de la croyance, et nous allons maintenant parler de fictions. Les dramaturges ne seront plus des dieux, mais des écrivains. Pour eux les catastrophes ne sont que des péripéties un peu poussées(21) ; ce n’est plus le monde qui court vers sa fin, c’est l’intrigue. Celle-ci a toujours le droit, bien sûr, de dire que le monde court à sa fin ; le lecteur est libre d’y croire (dans certaines limites) ; il sera soulagé de voir cette fin-là finir avec le récit. Mais peut-on échapper tout à fait à la croyance ? Voilà quarante ans que les hommes ont peur de la guerre nucléaire, et la S.-F. en a fait ses choux gras(22) ; la peur des soucoupes volantes a presque le même âge, et on pourra lire dans ce recueil une nouvelle – celle de Farmer – qui l’identifie à la peur de l’effondrement.

  La S.-F. est un jeu ; elle ne demande qu’un zeste de croyance pour fonctionner. Pourtant elle a plus d’un rapport avec des récits comme les mythes, qui requièrent la croyance dans les sociétés qui les produisent. Elle n’a rien changé, par exemple, à la distinction entre les catastrophes partielles et les catastrophes complètes. Les catastrophes partielles, nous les trouvons à l’échelon le plus modeste – et d’autant plus spectaculaire – dans les films-catastrophes, un genre qui eut une courte vogue au milieu des années 70, et qui pose un problème moral dans la mesure où la catastrophe est toujours présentée comme une épreuve collective et où le ciel finit toujours par aider ceux qui s’aident eux-mêmes (ou du moins une partie d’entre eux) ; genre situé dans les marges de la S.-F., et qui ne la recoupe vraiment qu’à de rares occasions. La Tour infernale (1974) de John Guillermin, le plus grand succès du genre, n’a rien à voir avec la S.-F.

  Paulo majora canamus. Ce recueil ne traitera guère des accidents, même graves, tels que ceux dont se nourrissent les films-catastrophes. Nous retrouverons le motif de l’accident chez Farmer, Pohl ou Spinrad, mais seulement comme une façon d’ironiser sur le destin. Y a-t-il des dieux malins ? Peut-être, chez Daphné Du Maurier ; certainement, chez Frank Belknap Long. Mais ce sont des dieux mineurs, qui tirent leur force littéraire de ce qu’ils sont persécutoires ; et l’on sait assez que les persécuteurs sont libres de persécuter, ce qui leur interdit de jouer le rôle du destin. Le destin a ceci de particulier qu’il contraint les autres et qu’en même temps il se contraint lui-même ; sa loi ne connaît pas d’exception.

  En S.-F., le rôle du destin ne peut être tenu que par deux acteurs : l’humanité elle-même et la nature des choses – la nature au sens le plus large, en y incluant Dieu si l’on y croit. Quand le destin est œuvre humaine, les bourreaux se confondent le plus souvent avec les victimes et les sages peuvent tirer la morale de l’histoire (« je vous l’avais bien dit ») : nous sommes dans l’univers du châtiment, donc de la liberté, donc de l’humanisme – même si l’on ne s’en aperçoit guère. Pour sortir vraiment de cette problématique, il faut que le destin vienne d’ailleurs, sans aucune raison morale, et que l’homme n’y soit pour rien. C’est alors qu’on est saisi par ce que Winnicott appelle « la crainte de l’effondrement(23) ». Une crainte qui est aussi, souterrainement, le désir d’en finir une bonne fois pour toutes. Nous avons tous eu envie un jour de dire comme Caderousse : « Qu’il tombe donc du ciel deux jours de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit(24) ! » Ce désir d’anéantissement est à la pulsion suicidaire ce que le docteur Folamour est au premier assassin venu ; comme toujours, la S.-F. voit grand. Pourtant c’est une fiction, elle s’adresse à chacun de nous personnellement. Disons alors, toujours avec Winnicott, que « la crainte de l’effondrement est liée à l’expérience antérieure de l’individu(25) » et observons qu’il y a ici, au niveau du sujet, un autre retour éternel, qui est celui des vieilles obsessions. Ami lecteur, sois prévenu : tu vas glisser le long d’une pente qui descend très bas. Si tu as peur, arrête ici ta lecture, et que tout soit dit. Mais si tu décides de poursuivre ta route, tu verras que l’indicible peut être dit, que l’intolérable peut être toléré, qu’il y a des degrés dans l’effondrement et que le paysage des enfers est aussi varié que celui de notre univers. Puisses-tu en tirer un supplément de force pour les catastrophes qui t’attendent, ou qui feignent de t’attendre!

(Histoires de catastrophes)