Épaisseur de la calotte glaciaire
La Terre baigne dans un déluge de lumière : un torrent impétueux de photons – une moyenne de 342 joules à la seconde par mètre carré. Il faut 4 185 joules pour élever d’un degré la température d’un kilogramme d’eau. Si l’atmosphère de la Terre captait toute cette énergie, la température du globe s’élèverait de dix degrés en une journée.
Par bonheur, une forte proportion de cette énergie est renvoyée dans l’espace, en fonction de l’albédo – ou réflexivité – et de la composition chimique de l’atmosphère, qui sont eux-mêmes variables.
Une bonne partie de l’albédo de la Terre est fournie par les calottes polaires. Si la glace et la neige des pôles devaient se restreindre de façon significative, une partie plus importante de l’énergie solaire resterait piégée sur Terre. Le soleil pénétrerait dans des océans jusque-là recouverts de glace et réchaufferait l’eau. Ce qui – amorçant une boucle de rétroaction positive – aurait pour effet d’élever encore la température et de faire fondre encore davantage de glace.
La glace compactée de l’océan Arctique renvoie dans l’espace un pourcentage non négligeable de l’afflux total d’énergie solaire. Quand les sous-marins nucléaires ont commencé à mesurer l’épaisseur de la calotte glaciaire de l’océan Arctique, dans les années 1950, elle était d’un peu plus de neuf mètres en moyenne au cœur de l’hiver. À la fin du siècle, elle n’était plus que de la moitié : quatre mètres cinquante.
L’eau des océans circule selon des schémas de recyclage réguliers, déterminés par la force de Coriolis et par la position des continents.
Les courants de surface peuvent se déplacer en sens inverse des courants de fond, et c’est même souvent le cas, ce qui forme des systèmes un peu semblables à des tapis roulants géants. Le plus grand est déjà célèbre, sur une partie, du moins : le Gulf Stream est un segment d’un courant de surface chaud qui remonte tout le long de l’Atlantique vers le nord, jusqu’en Norvège et au Groenland. Là, l’eau se refroidit, retombe au fond et entreprend un long voyage vers le sud sur le plancher de l’océan Atlantique, jusqu’au cap de Bonne-Espérance puis vers l’Australie, à l’est, après quoi elle remonte dans le Pacifique, où elle rejoint le courant de surface, retourne vers l’Atlantique et entame un nouveau périple vers le nord. Le circuit d’une molécule d’eau s’effectue en un millier d’années environ.
En se refroidissant, l’eau salée tombe plus facilement vers le fond que l’eau douce. Les vents dominants chassent vers l’ouest, par-dessus l’Amérique centrale, les nuages nés dans le golfe du Mexique, qui libèrent leurs eaux dans le Pacifique, de sorte que la salinité de l’eau qui reste dans l’Atlantique s’accroît. L’eau qui se refroidit dans l’Atlantique Nord tombe donc facilement vers le fond, ajoutant à la puissance du Gulf Stream. Si les eaux de surface de l’Atlantique Nord devaient se radoucir rapidement, elles s’enfonceraient moins facilement en se refroidissant, ce qui ralentirait tout le tapis roulant. Le Gulf Stream, n’ayant nulle part où aller, ralentirait et s’enfoncerait davantage au sud. Le climat changerait partout, deviendrait plus venteux et plus sec dans l’hémisphère Nord, plus froid par endroits, surtout en Europe.
Le soudain dessalement de l’Atlantique Nord peut paraître très improbable, mais il s’est déjà produit. À la fin de la dernière période glaciaire, par exemple, la fonte de la calotte polaire a créé de grands lacs peu profonds qui ont fini par déborder leurs barrages de glace et se sont déversés dans les océans. Le bouclier canadien porte encore les cicatrices de trois ou quatre de ces inondations cataclysmiques qui suivirent l’une le cours du Mississippi, la deuxième celui de l’Hudson, la troisième celui du Saint-Laurent.
Ces courants auraient apparemment ralenti les tapis roulants du courant océanique mondial, changeant le climat de la planète entière, parfois en trois brèves années.
Et si, aujourd’hui, la glace de mer du continent arctique se disloquait et dérivait vers le sud, au-delà du Groenland, apportant suffisamment d’eau fraîche dans l’Atlantique Nord pour ralentir à nouveau le Gulf Stream ?
Quoi de neuf au rayon des statistiques désastreuses ?
Le taux d’extinction des espèces marines est maintenant plus rapide que celui des espèces terrestres ; l’effondrement des récifs coralliens entraîne l’extinction de masse des espèces tropicales ; 30 % des espèces tropicales auraient déjà disparu. Les espèces pêchables sont en régression. Menace de disparition des espèces commercialisables. Les Nations unies estiment nécessaire de réduire les quotas de pêche.
La couche arable en diminution de 400 000 hectares par an. La déforestation plus rapide dans les forêts tempérées que dans les forêts tropicales. La superficie des forêts tropicales réduite de 65 %.
Les Indiens consomment en moyenne 200 kilos de céréales par an ; les Américains 800 ; les Italiens 400. Le régime méditerranéen passe pour être le meilleur du monde sur le plan cardio-vasculaire.
On a perdu la trace de 300 tonnes d’uranium et de plutonium de qualité militaire. On signale un taux élevé de mutations de microorganismes près des sites de retraitement de déchets nucléaires. Les antibiotiques ajoutés aux aliments pour le bétail réduisent l’efficacité des antibiotiques à usage humain. Les œstrogènes déversés dans l’environnement seraient responsables de la baisse de fertilité humaine ; le taux de spermatozoïdes est le plus bas jamais constaté.
Rejet annuel de 2 milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère. L’une des cinq années les plus chaudes jamais observées. Le gouvernement fédéral anticipe un taux de croissance de 4 % de l’économie américaine au dernier trimestre.
La Californie est un endroit à part.
Les chercheurs d’or sont allés vers l’est jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés par l’océan, et là, dans ce beau pays au bout de tout, séparé du reste du monde par le désert et les montagnes, la prairie et l’océan, ils virent qu’ils ne pouvaient aller plus loin. Ils devaient s’arrêter là et y construire leur vie.
La société civile, après la guerre de Sécession. Un méli-mélo d’argonautes, animés par une destinée manifeste, par la fièvre de l’or, et pénétrés aussi d’Emerson et de Thoreau, de Lincoln et de Mark Twain, leur John Muir à eux. Ils se dirent : Là, au bout de la route, ça a intérêt à être différent, parce que, sinon, l’histoire du monde se réduit à néant.
Alors ils firent des choses, des bonnes et des mauvaises. En fin de compte, ce fut pareil que partout ailleurs. En un peu plus exagéré, peut-être.
Mais, parmi les bonnes choses, il y eut la fondation, encouragée par Lincoln, de l’université publique : Berkeley, en 1867, Davis, en 1905, et d’autres campus par la suite ; dans les années 1960, il en poussa encore d’autres, comme des champignons après la pluie. L’université de Californie. Une puissance mondiale en soi.
Un institut océanographique de la région de La Jolla voulut créer tout près l’un des nouveaux campus des années 1960. Juste à côté, les marines avaient un terrain d’entraînement au tir. Les océanographes leur demandèrent du terrain, et ils le leur accordèrent. Les marines leur en firent cadeau, exactement comme pour Washington DC, mais il s’agissait cette fois d’une plantation d’eucalyptus sur une falaise qui dominait la mer, très haut au-dessus du Pacifique.
C’était l’université de San Diego, Californie.
À l’époque, la Californie était un carrefour où l’Est et l’Ouest se rencontraient. San Francisco était la grande ville, Hollywood la machine à rêves, et l’université de San Diego l’enfant gâtée résultant de tout ça, Athéna bondissant du front haut de l’État. Des savants de premier plan vinrent de partout lui donner le coup d’envoi, attirés par le chant des sirènes d’un nouveau départ sur un rivage méditerranéen du monde.
Ils fondèrent une École et contribuèrent à l’invention d’une technologie : la biotechnologie, le don d’Athéna à l’humanité. L’université comme professeur et médecin, appartenant au peuple, et qui ne courrait pas après le profit. Un projet public dans un monde de plus en plus privatisé, rude et déterminé, animé d’intentions altruistes, mais très intense. Quel est le sens du don ?
Des robots sous-marins rôdent dans les profondeurs, effectuant des recherches océanographiques.
Des glisseurs autonomes, sortes de torpilles à ailettes comme les Slocum gliders, viennent recharger leurs batteries dans des observatoires sous-marins d’où ils téléchargent les données qu’ils ont glanées. Finalement, les océanographes disposent de presque autant d’informations que les météorologues. Ils surveillent notamment une couche profonde d’eau relativement chaude, qui coule de l’Atlantique dans l’Arctique. C’est l’ALTEX, ou Atlantic Layer Tracking Experiment.
Mais ils ne seront jamais aussi performants dans ce domaine que les baleines blanches, les bélugas qui vivent toute leur vie au large : elles ont été équipées de capteurs qui enregistrent la température, la salinité et le taux de nitrate de l’eau, ainsi que d’un système d’enregistrement GPS et d’un détecteur de profondeur. Elles aiment monter et descendre dans leur monde bleu, plonger dans le noir royaume des profondeurs, remontant pour refaire le plein d’air, tout cela en enregistrant des données à chaque instant. Whitey Ford, la Femme en Blanc, Moby Dick, Casper le petit fantôme, et tous les blancs spectres des profondeurs, nagent selon leur bon plaisir, en haut, en bas, inlassablement, dans leurs immenses territoires, continuellement, immuablement, rapides et souples, capables de plonger à de très grandes profondeurs, pâles étincelles dans le bleu le plus noir, le noir le plus bleu. Remontant pour respirer. Nos cousines les baleines blanches nous aident à connaître ce monde. La couche chaude va en diminuant.
L’atmosphère de la Terre contient aujourd’hui un pourcentage de CO2 et d’autres gaz à effet de serre plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis la fin du Crétacé.
Avec pour conséquence que notre atmosphère piège davantage la chaleur du Soleil. Les cellules de haute pression observées cette année étaient plus vastes, plus chaudes, et s’élevaient davantage dans l’atmosphère tropicale. Les schémas du jet stream sont bouleversés, et les tempêtes d’origine tropicale sont plus fréquentes et plus violentes. La saison des cyclones dans l’Atlantique s’est prolongée d’avril à novembre ; il y a eu huit cyclones et six tempêtes tropicales. Les typhons se sont succédé toute l’année dans le Pacifique Est ; il y en a eu vingt-deux en tout. Ils ont provoqué des inondations gigantesques, alors que dans d’autres régions on a constaté des sécheresses record.
Les effets sont donc divers et variés, mais le changement est général et concerne tout. Les catastrophes ont fait des milliers de morts, et le montant des dégâts a été estimé à six cents milliards de dollars. Les États-Unis ont été jusqu’à présent épargnés par les catastrophes majeures, et le problème n’a pas figuré au nombre des préoccupations cruciales de l’administration. « Dans une économie saine, le climat n’a pas d’importance », a dit le Président. Mais il est réellement à craindre que le surcroît d’énergie envoyé dans l’atmosphère ne provoque un changement de climat brutal. Quant à la nature de ses premières manifestations, personne n’a de certitude.
Voyons, que savons-nous de ce que nous sommes ?
Nous sommes des primates, très proches du chimpanzé et des autres grands singes, dont nos ancêtres se sont différenciés il y a cinq millions d’années environ. Après quoi ils ont évolué selon des lignées parallèles et des sous-espèces qui se recouvraient en partie, émergeant plus clairement en tant qu’hominidés il y a deux millions d’années environ.
À cette époque, la sécheresse s’abattait sur l’Afrique de l’Est. La forêt reculait, laissant la place à des savanes d’herbe verte, semées de bouquets d’arbres. Nous avons évolué pour nous adapter à ce paysage : nous nous sommes redressés et nous avons perdu nos poils. Nos glandes sudoripares, comme bien d’autres caractéristiques physiques, étaient faites pour nous permettre de franchir à la course de grands espaces à découvert, exposés au soleil de l’équateur. Nous devions courir pour vivre, et nous parcourions de vastes étendues. Nous pourchassions le gibier jusqu’à ce qu’il soit épuisé, parfois au bout de plusieurs jours.
Dans ce mode de vie fondamentalement stable, les générations passaient, et la taille du cerveau hominidé eut des millénaires pour évoluer de trois cents millimètres cubes à près de neuf cents millimètres cubes. C’est un fait étrange, parce que tout le reste demeurait plus ou moins stable. On peut en déduire que la façon de vivre d’alors était extraordinairement stimulante pour la croissance du cerveau. Tous les aspects de la vie hominidée ont été avancés, ou à peu près, comme constituant le principal déclencheur de cette croissance, de la faculté de rêver jusqu’au besoin de calculer avec précision la façon de lancer une pierre, mais le langage et la socialisation figurent assurément parmi les plus importants. On se parlait, on avait des échanges ; autant de processus compliqués, qui exigeaient beaucoup de réflexion. La reproduction étant cruciale pour l’évolution, quelque définition qu’on lui donne, l’entente avec le groupe et avec le sexe opposé est une fonction adaptative fondamentale, et elle a dû constituer une forte incitation à l’accroissement de la taille du cerveau. Nous avons grandi si vite que, maintenant, c’est à peine si nous arrivons à passer par les voies naturelles, au moment de notre naissance. Et voilà : toute cette croissance depuis que nous essayons de nous comprendre les uns les autres, de comprendre l’autre sexe, et regardez où nous en sommes…
Département de la Sécurité du territoire ; CONFIDENTIEL (fiction?)
Transcription NSF 3957396584
Lignes 645d/922a
922a : Frank, t’es prêt à encaisser un truc ?
645d : Je sais pas, Kenzo. De toute façon, tu vas me le dire quand même.
922a : Casper le Fantôme des Profondeurs a passé la semaine dernière dans le détroit entre l’Islande et l’Écosse, et pas une fois il n’a relevé un niveau de salinité supérieur à 34.
645d : Waouh ! Et il est descendu à quelle profondeur ?
922a : Eaux de surface, zone médiane, couche supérieure des eaux profondes. Et jamais plus de 34. Et 33,8 en surface, à l’entrée dans la mer de Norvège.
645d : Eh ben… Et les températures ?
922a : 0,9 à la surface, 0,75 à trois cents mètres de profondeur. Plus chaud à l’est, mais pas de beaucoup.
645d : Oh, mon Dieu ! Il va jamais s’enfoncer.
922a : Exactement.
645d : Qu’est-ce qui va se passer ?
922a : J’en sais rien. Ça pourrait être la stase.
645d : Mais faut faire quelque chose !
922a : Bonne chance, mon pote ! Personnellement, je pense qu’on est partis pour bien se marrer. Mille ans de rigolade.
Il ne faut pas être une lumière pour décoder le fonctionnement du monde d’aujourd’hui.
Un minuscule pourcentage de la population est immensément riche, une partie est aisée, il y a beaucoup de gens qui s’en sortent tout juste, et beaucoup plus qui souffrent. C’est ce qu’on appelle le capitalisme, mais ce mot dissimule des schémas résiduels de féodalisme et de hiérarchies plus anciennes, d’injustices fondamentales qui structurent notre façon de nous organiser. Tout le monde vit dans une relation imaginaire à cette situation réelle. Tel est notre monde. Nous avançons les yeux bandés, et nous ne voyons que ce que nous croyons voir.
Et nous sommes sur une passerelle au-dessus de l’abîme. Il y a des îlots de temps où les choses paraissent stables. Il ne s’y passe pas grand-chose. La routine hebdomadaire. Et puis ces îlots se disjoignent. D’ici quelque temps, aucun des êtres actuellement vivants ne sera plus là ; ce sera d’autres gens. Il n’y aura plus que des histoires pour souder les générations, l’histoire et l’ADN, de longues chaînes de briques élémentaires – la guanine, l’adénine, la cytosine, la thymine, l’amour, l’espoir, la peur, l’égoïsme – tout cela se recombinant encore et encore, jusqu’à ce qu’il y ait un miracle et que l’organisme fasse un bond en avant !